Guerre en Ukraine : pour Kyiv, «l’Afrique est devenue une priorité»

published 16 February 2023 23:25

16.02.2023 liberation.fr

Des visites officielles aux livraisons de céréales gratuites, l’Ukraine multiplie sa présence en Afrique, alors que cette dernière a souvent été réticente à condamner l’agression russe. Une offensive stratégique qui relève de la compétition avec Moscou, implanté sur le continent depuis plusieurs années.

Tout est dans le symbole : pour annoncer une initiative inédite, la fourniture massive de céréales gratuites au bénéfice du continent africain, Kyiv n’a pas choisi la date par hasard. Ce 26 novembre marquait en effet le 90e anniversaire de l’Holodomor, cette famine imposée à partir de 1932 par Staline au peuple ukrainien. «C’est un message moral, souligne depuis Kyiv le ministre ukrainien de l’agriculture, Mykola Solsky. L’Afrique dépend des céréales importées pour près de 60 % de ses besoins. Jusqu’à présent, nous lui en vendions nous-même une grande partie. Avec l’opération “Grain from Ukraine”, il ne s’agit plus de commerce, mais de dons. Malgré la guerre, nous sommes prêts à aider le monde à se nourrir.»

Du 30 décembre au 2 janvier, 110 000 tonnes de céréales auraient ainsi été envoyées en Somalie et en Ethiopie. Un autre bateau chargé de 25 000 tonnes est parti mercredi à destination du Kenya. Et deux autres devraient bientôt partir pour le Soudan et le Nigeria. Une opération humanitaire en réalité financée grâce aux 200 millions de dollars (187 millions d’euros) recueillis auprès d’une trentaine de pays donateurs. Mais les responsables ukrainiens multiplient également les visites sur un continent qu’ils connaissaient mal jusqu’à présent.

Mykola Solsky a lui-même effectué il y a moins d’un mois une première tournée dans trois pays africains. Son vice-ministre a été au Kenya, une délégation parlementaire ukrainienne a fait le déplacement jusqu’au Cameroun. Et auparavant, en octobre, c’est le ministre des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, qui s’était rendu dans plusieurs capitales africaines. Prêchant sans cesse : «Nous aussi nous avons connu la faim, nous sommes dans le même bateau».

Compétition féroce

Si la guerre en Ukraine a eu une conséquence inattendue en Afrique, c’est bien cette volonté de faire «cause commune», voire de rapprocher pour la première fois Kyiv du continent. Les pays d’Afrique se sont révélés souvent réticents à condamner ouvertement l’agression russe, tout en subissant de plein fouet les retombées du conflit, principalement avec le blocage d’approvisionnements vitaux pour leurs populations. Mais cette offensive humanitaire relève aussi d’une compétition féroce avec la Russie, déjà bien implantée en terre africaine, contrairement à l’Ukraine. Lors de ses innombrables tournées en Afrique – il a visité douze pays en six mois –, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a plusieurs fois tenté d’imposer son propre narratif, répétant que ce sont les sanctions et non la guerre qui bloquent les approvisionnements.

«En réalité, nous aurions pu faire encore plus de livraisons si nos bateaux n’étaient pas ralentis ou bloqués notamment en Turquie, à cause de contrôles techniques et sécuritaires auxquels participent aussi les Russes», se désole Vladyslav Vlasiuk, conseiller du président Volodymyr Zelensky. Les Ukrainiens n’entendent pas s’arrêter là. «Nous pouvons aussi apporter notre expertise technique à des pays africains qui restent essentiellement agricoles. Il y a un énorme potentiel en Afrique. Nous pouvons aider à mieux l’exploiter, en partageant notre propre expérience de leader dans la production et l’exportation de céréales», renchérit Mykola Solsky. Lequel rappelle que son pays prévoit également la création de maisons du commerce Afrique-Ukraine sur le continent. «Pour l’Ukraine, l’Afrique est devenue une priorité», affirme le ministre ukrainien de l’agriculture. Qui aurait pu l’imaginer il y a un an ?

«L’Afrique veut être écoutée»

Encore faut-il gagner les cœurs. Les images d’étudiants africains, fuyant les combats mais refoulés ou discriminés lors du passage à la frontière, la solidarité à géométrie variable des pays européens face aux réfugiés selon leurs origines, ont alimenté un ressentiment profond sur un continent accablé de tragédies. «Quand c’est en Afrique, vous êtes moins atteints ?», lançait début janvier l’acteur Omar Sy, reflétant une incompréhension largement partagée dans des pays parfois humiliés en comprenant que ni l’accueil massif de réfugiés ni l’aide n’étaient soumis aux critères restrictifs qui leur étaient imposés depuis longtemps.

«Ces images restent dans les esprits. Mais au-delà des réactions immédiates, on peut aussi espérer que de vraies relations se tissent enfin, en partant du concret», suggère Christopher Fomunyoh. Cet intellectuel d’origine camerounaise, aujourd’hui installé aux Etats-Unis, a acquis depuis longtemps une réputation de promoteur et de médiateur en faveur de la démocratie en Afrique. En janvier, il a été nommé avec deux autres personnalités africaines, dont Joyce Banda, ex-présidente du Malawi, comme ambassadeur de l’initiative «Grain from Ukraine». Mettre en avant des Africains est évidemment un choix intelligent.

«Les votes des pays africains à l’ONU, refusant de condamner la Russie, ont réveillé les consciences en Ukraine comme ailleurs. Et au fond, c’est une très bonne chose. L’Afrique veut être écoutée», constate Christopher Fomunyoh. «La première réaction a été d’agir sur le court terme, en tentant de remédier aux pénuries alimentaires. Mais il y a aussi une volonté de renforcer les relations diplomatiques et humaines. Les Africains connaissent mal l’Ukraine. Ils peuvent pourtant saisir l’enjeu d’une remise en cause des frontières établies, créant un précédent qui demain pourrait les affecter», ajoute-t-il. «Nous envisageons de doubler aussi rapidement que possible notre réseau d’ambassades, en les faisant passer d’une dizaine à une vingtaine. Notamment en Côte d’Ivoire, au Soudan, au Cameroun ou au Mozambique», confirme Vladyslav Vlasiuk, le conseiller du président ukrainien.

Reste un écueil, qui menace tous les acteurs étrangers qui se risquent en terre africaine : une prime à la realpolitik, qui conduirait à cautionner certains pouvoirs en place. Sans tenir compte de l’arbitraire ou des tensions internes aux pays concernés. Même l’aide humanitaire ne saurait être épargnée quand elle vise un pays comme l’Ethiopie, parfois accusée d’affamer délibérément sa propre population. Et notamment celle d’une région, le Tigré, où se déroule depuis deux ans une guerre féroce«Ce sont les circonstances de la guerre qui ont rapproché l’Ukraine de l’Afrique. Mais se devra être une stratégie de petits pas, d’autant plus prudente qu’elle est inédite», tient à rassurer Christopher Fomunyoh.

bole : pour annoncer une initiative inédite, la fourniture massive de céréales gratuites au bénéfice du continent africain, Kyiv n’a pas choisi la date par hasard. Ce 26 novembre marquait en effet le 90e anniversaire de l’Holodomor, cette famine imposée à partir de 1932 par Staline au peuple ukrainien. «C’est un message moral, souligne depuis Kyiv le ministre ukrainien de l’agriculture, Mykola Solsky. L’Afrique dépend des céréales importées pour près de 60 % de ses besoins. Jusqu’à présent, nous lui en vendions nous-même une grande partie. Avec l’opération “Grain from Ukraine”, il ne s’agit plus de commerce, mais de dons. Malgré la guerre, nous sommes prêts à aider le monde à se nourrir.»

Du 30 décembre au 2 janvier, 110 000 tonnes de céréales auraient ainsi été envoyées en Somalie et en Ethiopie. Un autre bateau chargé de 25 000 tonnes est parti mercredi à destination du Kenya. Et deux autres devraient bientôt partir pour le Soudan et le Nigeria. Une opération humanitaire en réalité financée grâce aux 200 millions de dollars (187 millions d’euros) recueillis auprès d’une trentaine de pays donateurs. Mais les responsables ukrainiens multiplient également les visites sur un continent qu’ils connaissaient mal jusqu’à présent.

Mykola Solsky a lui-même effectué il y a moins d’un mois une première tournée dans trois pays africains. Son vice-ministre a été au Kenya, une délégation parlementaire ukrainienne a fait le déplacement jusqu’au Cameroun. Et auparavant, en octobre, c’est le ministre des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, qui s’était rendu dans plusieurs capitales africaines. Prêchant sans cesse : «Nous aussi nous avons connu la faim, nous sommes dans le même bateau».

Compétition féroce

Si la guerre en Ukraine a eu une conséquence inattendue en Afrique, c’est bien cette volonté de faire «cause commune», voire de rapprocher pour la première fois Kyiv du continent. Les pays d’Afrique se sont révélés souvent réticents à condamner ouvertement l’agression russe, tout en subissant de plein fouet les retombées du conflit, principalement avec le blocage d’approvisionnements vitaux pour leurs populations. Mais cette offensive humanitaire relève aussi d’une compétition féroce avec la Russie, déjà bien implantée en terre africaine, contrairement à l’Ukraine. Lors de ses innombrables tournées en Afrique – il a visité douze pays en six mois –, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a plusieurs fois tenté d’imposer son propre narratif, répétant que ce sont les sanctions et non la guerre qui bloquent les approvisionnements.

«En réalité, nous aurions pu faire encore plus de livraisons si nos bateaux n’étaient pas ralentis ou bloqués notamment en Turquie, à cause de contrôles techniques et sécuritaires auxquels participent aussi les Russes», se désole Vladyslav Vlasiuk, conseiller du président Volodymyr Zelensky. Les Ukrainiens n’entendent pas s’arrêter là. «Nous pouvons aussi apporter notre expertise technique à des pays africains qui restent essentiellement agricoles. Il y a un énorme potentiel en Afrique. Nous pouvons aider à mieux l’exploiter, en partageant notre propre expérience de leader dans la production et l’exportation de céréales», renchérit Mykola Solsky. Lequel rappelle que son pays prévoit également la création de maisons du commerce Afrique-Ukraine sur le continent. «Pour l’Ukraine, l’Afrique est devenue une priorité», affirme le ministre ukrainien de l’agriculture. Qui aurait pu l’imaginer il y a un an ?

«L’Afrique veut être écoutée»

Encore faut-il gagner les cœurs. Les images d’étudiants africains, fuyant les combats mais refoulés ou discriminés lors du passage à la frontière, la solidarité à géométrie variable des pays européens face aux réfugiés selon leurs origines, ont alimenté un ressentiment profond sur un continent accablé de tragédies. «Quand c’est en Afrique, vous êtes moins atteints ?», lançait début janvier l’acteur Omar Sy, reflétant une incompréhension largement partagée dans des pays parfois humiliés en comprenant que ni l’accueil massif de réfugiés ni l’aide n’étaient soumis aux critères restrictifs qui leur étaient imposés depuis longtemps.

«Ces images restent dans les esprits. Mais au-delà des réactions immédiates, on peut aussi espérer que de vraies relations se tissent enfin, en partant du concret», suggère Christopher Fomunyoh. Cet intellectuel d’origine camerounaise, aujourd’hui installé aux Etats-Unis, a acquis depuis longtemps une réputation de promoteur et de médiateur en faveur de la démocratie en Afrique. En janvier, il a été nommé avec deux autres personnalités africaines, dont Joyce Banda, ex-présidente du Malawi, comme ambassadeur de l’initiative «Grain from Ukraine». Mettre en avant des Africains est évidemment un choix intelligent.

«Les votes des pays africains à l’ONU, refusant de condamner la Russie, ont réveillé les consciences en Ukraine comme ailleurs. Et au fond, c’est une très bonne chose. L’Afrique veut être écoutée», constate Christopher Fomunyoh. «La première réaction a été d’agir sur le court terme, en tentant de remédier aux pénuries alimentaires. Mais il y a aussi une volonté de renforcer les relations diplomatiques et humaines. Les Africains connaissent mal l’Ukraine. Ils peuvent pourtant saisir l’enjeu d’une remise en cause des frontières établies, créant un précédent qui demain pourrait les affecter», ajoute-t-il. «Nous envisageons de doubler aussi rapidement que possible notre réseau d’ambassades, en les faisant passer d’une dizaine à une vingtaine. Notamment en Côte d’Ivoire, au Soudan, au Cameroun ou au Mozambique», confirme Vladyslav Vlasiuk, le conseiller du président ukrainien.

Reste un écueil, qui menace tous les acteurs étrangers qui se risquent en terre africaine : une prime à la realpolitik, qui conduirait à cautionner certains pouvoirs en place. Sans tenir compte de l’arbitraire ou des tensions internes aux pays concernés. Même l’aide humanitaire ne saurait être épargnée quand elle vise un pays comme l’Ethiopie, parfois accusée d’affamer délibérément sa propre population. Et notamment celle d’une région, le Tigré, où se déroule depuis deux ans une guerre féroce«Ce sont les circonstances de la guerre qui ont rapproché l’Ukraine de l’Afrique. Mais se devra être une stratégie de petits pas, d’autant plus prudente qu’elle est inédite», tient à rassurer Christopher Fomunyoh.

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